Tramage

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Françoise Parfait

Video: un art contemporain, 

éditions du Regard, 2001

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Douze minutes de tension extrême : tension de la surface du cadre qui, sans arrêt, se déchire et se ressoude; tension entre charge et décharge d'énergie électrique convertie en lumière ; enfin tension de l'esprit et des sens, continûment sollicités par des sons et des images tissés entre eux de manière très serrée. Ce qui se trame en effet dans cette monobande, c'est comment, dans un langage électronique, la vision se configure en regard. Cette vidéo se présente sous la forme de variations à partir de motifs images son samplés (découpés et isolés) qui sont répétés, combinés, rythmés d'une manière qui semble parfois aléatoire mais qui, petit à petit, laisse voir, dans une représentation de plus en plus figurative, un ballet de tramways bleus circulant dans tous les sens jusqu'au moment où se réalise, parmi les croisements de rames, le croisement d'un regard avec une passante toute baudelairienne.

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Les premières minutes, très abstraites, laissent apparaître, avec fulgurance, des lignes, des bandes ou volets de couleur bleue, sur un fond noir ; ces formes surgissent avec un son qui semble provenir de la même source que l'image. lis deviennent de plus en plus consubstantiels. L'impact des sons est très puissant. Qu'il s'agisse de souffle continu, de claquements plus ponctuels ou de crissements très aigus, la bande sonore, composée de bruits concrets - on identifie un klaxon, le glissement d'une roue sur un rail, un appel d'air créé par le passage d'un train -, est tramée comme l'image ; elle évoque la ritournelle d'un orgue de Barbarie légèrement faussé (on songe à M de Fritz Lang), ou à certaines pièces répétitives de Steve Reich comme Différent Trains : America Before the War, réalisée avec des bruits de trains réels. Le rythme d'apparition de ces bandes lumière son est très lent au départ puis, par un jeu de balayage droite gauche, croisé, inversé, ce rythme s'accélère pour former un ballet coloré géométrique vertical dans lequel les surfaces se télescopent, se repoussent, s'attirent, rebondissent les unes sur les autres, se croisent et s'entrecroisent pour former un tissu visuel et sonore dont la trame se densifie progressivement. La surface de l'écran, telle une surface aimantée, attire et repousse les formes et les sons : il n'est pas question ici de montage, mais plutôt de mixage.

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Le mouvement brownien des rames de tramway laisse voir des fragments de chiffres et d'images publicitaires. Puis le regard d'une voyageuse croise l'objectif, très vite recouvert par d'autres corps qui passent dans la rue ; dans le cadre, d'autres nappes de couleurs se superposent. Écho du regard d'une femme du Cap Vert qui avait croisé celui de Chris Marker dans Sans Soleil, durant 1/24, de seconde, le temps d'un photogramme dont le réalisateur avait dilaté la durée pour le rendre visible. Jean-François Guiton, lui, dilate l'image du visage féminin qui acquiert ainsi une texture moléculaire dans laquelle l'abstraction du pixel prend le pas sur la ressemblance analogique. On assiste alors à la défiguration, à la disparition de la figure dans la trame de la surface vidéographique.

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Il ne s'agit pas d'un documentaire sur la circulation en tramway, mais d'un témoignage : Tramage vidéographie l'expérience intérieure et intime du voyage et du déplacement tel qu'il peut être vécu par chacun. Visibilité et audibilité sont les fruits d'une subtile alchimie entre un régime d'opticalité (la caméra fabrique des images analogiques du monde) et son traitement par la subjectivité du voyageur et son cerveau au moyen d'effets vidéographiques. Les sensations continues du visuel et de l'auditif, confrontées à des rythmes intérieurs souvent discontinus, trouvent un équivalent dans la continuité du signal vidéo et la discontinuité des images transportées par ce signal. Expérience du déplacement, du transport du corps et des mouvements de l'esprit : c'est la capacité de la vidéo à rendre compte des perceptions d'un corps contemporain en mouvement dans un monde urbain moderne.